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"Sicile Toxique", projet de recherche porté par Alfonso Pinto
Présentation de Sicile Toxique (ST), projet scientifique et culturel soutenu et cofinancé par l’École Urbaine de Lyon, dans le cadre des activités de recherche en études urbaines anthropocènes, porté par Alfonso Pinto, géographe et chercheur post-doctorant au sein de l'Ecole.
Introduction
Contexte scientifique et méthode
Mais comment analyser cette expérience ? Les modalités sont nombreuses et relèvent de méthodologies et champs disciplinaires variés. Toutefois l’angle choisi se concentre sur la notion d’imaginaire spatio-temporel, considéré ici comme un instrument particulièrement efficace pour sonder les expériences dont il est question dans ce projet. Par imaginaire, on entend un ensemble de représentations à la nature variée, qui, dans leur interaction mutuelle et de manière intersubjective façonnent notre imago mundi, l’image que nous avons du monde et qui est un élément clé pour comprendre et essayer de définir notre expérience individuelle et collective.
Sicile Toxique souhaite donc conjuguer différentes méthodes et formes de production de savoir.
De manière cohérente avec les enjeux d’innovation scientifique et pédagogique portée par l’EUL, le projet se fonde sur une interaction constante entre la recherche géographique et le domaine de l’audiovisuel, en particulier la photographie et le cinéma-documentaire. Depuis ses prémisses, ce dernier aspect a été immédiatement mis en avant à travers une collaboration avec la photographe Elena Chernyshova pour la réalisation d’un reportage sur les lieux ; avec le photographe Stefano Schirato dans le cadre de son travail à long terme Terra Mala ; et ensuite avec le réalisateur François Xavier Destors pour la réalisation d’un documentaire co-réalisé avec Alfonso Pinto dont le tournage a démarré pendant l’automne 2021.
De ce point de vue, au-delà des enjeux de valorisation et de divulgation scientifique, ces moments constituent une importante occasion pour réfléchir aux convergences entre les sciences humaines et sociales et les pratiques de constructions des imaginaires et des représentations des problèmes environnementaux.
Description et histoire du site
Ce site industriel s’étend sur un trait de littoral d’environ 20 km et occupe la plaine côtière entre la banlieue nord de Syracuse et la ville d’Augusta, qui forme une rade à son extrémité septentrionale. Au milieu de la bande littorale, se trouvent la petite ville de Priolo-Gargallo et la presqu’île de Thapsos. À noter aussi les vestiges de l’ancien site grec de Megara Iblaea fondée en 728 Av. J.C. La zone industrielle commence au nord par la ville d’Augusta qui, avec sa presqu’île, forme un port naturel hébergeant, entre autres, une base de la Marine militaire italienne. Suivent le port commercial d’Augusta, la raffinerie ESSO/SONATRACH, l’usine chimique SASOL anciennement ENICHEM, le quai logistique de l’OTAN militarisé, la raffinerie ERG-ISAB NORD, la centrale électrique « Archimede » d’ENEL, les raffineries ISAB SUD et LUKOIL, l’usine des polymères EUROPA (ENI), les usines de gaz AIR LIQUID et ISAB Energy, l’usine de béton d’Augusta et le dépurateur IAS. La zone s’arrête à proximité de la Contrada Targia à l’entrée de la ville de Syracuse. À noter encore l’ancienne usine ETERNIT qui produisait du matériel à base d’amiante.
L’histoire du pôle pétrochimique syracusain commence dans les années 1950. À cette époque grâce au Plan Marshall et à la Caisse de Développement pour le Midi, le gouvernement italien, dirigé par la Démocratie chrétienne, un parti pro étasunien pendant la guerre froide, prône un développement industriel des régions les plus défavorisées du pays. La situation italienne à l’issue de la guerre, et notamment celle de la Sicile, est en effet particulièrement problématique, comme en témoigne l’ampleur des flux migratoires vers le nord du pays, vers les autres pays européens (en particulier l’Allemagne, la France et la Belgique), et vers l’Amérique du Nord. L’industrialisation de certaines régions, jusqu’alors peu concernées par ce phénomène, fait partie d’un plus grand projet de modernisation de la société sud-italienne encore largement dépendante d’activités de subsistance comme l’agriculture, la pêche et l’élevage. Dans ce contexte le choix du littoral entre Augusta et Syracuse est dû à trois raisons principales : la découverte de gisements de pétrole dans des zones avoisinantes (qui ne se révéleront toutefois pas rentables) ; la position géostratégique de la zone sur la route de Suez reliant le Moyen-Orient à l’Europe ; enfin, la présence d’une nappe phréatique qui rend disponibles de grandes quantités d’eau indispensables pour la production pétrochimique. Dans ce contexte, le choix du littoral entre Augusta et Syracuse est dû à plusieurs raisons : la découverte de gisements de pétrole dans des zones avoisinantes (qui ne se révéleront toutefois pas rentables) ; la position géostratégique de la zone sur la route de Suez reliant le Moyen-Orient à l’Europe ; la présence d’une nappe phréatique qui rend disponibles de grandes quantités d’eau indispensables pour la production pétrochimique ; la disponibilité d’un port naturel en eaux profondes avec des structures militaires préexistantes (rade d’Augusta).
Raffinerie Sonatrach anciennement RASIOM. A.Pinto 2021.
La première usine voit le jour en 1949 par l’initiative d’Angelo Moratti, qui achète un complexe pétrochimique au Texas, le démonte et le remonte ensuite à Augusta. L’usine s’appelle RASIOM. Bientôt le développement se poursuit avec une première centrale électrique et peu après avec la mise en fonctionnement d’autres usines associées à la production pétrochimique. Parmi les entreprises qui ont investi dans la zone, on peut mentionner BP, Montedison, Union Carbide, SINCAT, CELENE, AGIP (ensuite devenue ENI). Les retombées économiques sont immédiates avec une baisse sensible du chômage et une augmentation du pouvoir d’achat pour la population locale.
La question environnementale ne commence à apparaître dans le débat public qu’à partir des années 1970. Dans cette perspective, les accidents de Seveso et Manfredonia en 1976 (fuites de gaz toxiques depuis des usines) jouent un rôle important dans la sensibilisation de la société italienne à cet enjeu. Par ailleurs, il est à relever que jusqu’aux années 1975-1976, les territoires d’Augusta et de Syracuse étaient exclus de la loi sur les émissions polluantes qui avait été approuvée en 1966 au plan national. Plus singulier encore, l’évaluation de l’impact environnemental des différentes productions pétrochimiques dans cette zone n’est effectuée qu’à partir de 1968, et ce par les usines elles-mêmes, sans qu’aucun organisme de contrôle extérieur ne vérifie jamais les mesures. Un premier pas vers la fin de ce statut d’exemption est effectué grâce à l’initiative du Parti communiste italien au sein de l’Assemblée régionale sicilienne (la Sicile est une région qui jouit d’un statut qui lui confère une certaine autonomie par rapport à la majorité des autres régions italiennes) qui parvient à faire insérer les territoires d’Augusta et Syracuse dans la loi sur les émissions. S’en suit la création d’une première commission visant à recenser toutes les décharges de polluants du site.
Le moment décisif pour l’émergence du problème environnemental en ce qui concerne le site d’Augusta-Priolo est l’intervention du préfet de Syracuse, Antonino Condorelli, qui ouvre une procédure pénale contre les administrations publiques de la zone pour « omission de vigilance environnementale ». Selon la thèse du magistrat, durant les décennies précédentes, les usines n’avaient reçu aucune contrainte, aucune obligation, aucune restriction en matière de protection de la santé humaine et environnementale de la part des pouvoirs publics locaux. Les enquêtes de Condorelli conduisent au premier rapport officiel sur la dégradation de l’air rédigé par l’Institut Supérieur de la Santé en 1981. Les résultats mettent en évidence un taux de pollution industrielle extrêmement élevé avec présence de dioxyde de soufre, particules fines, sulfure d’hydrogène, hydrocarbures non méthaniques, et surtout une haute concentration de vapeurs de mercure et de nickel. Le rapport était partiel et ne comprenait que certaines parties du site d’Augusta – Priolo, mais son importance dans la prise de conscience publique fut quand même décisive.
Bientôt d’autres études se succèdent. Les poissons de la rade d’Augusta mouraient en masse et, dans les eaux, sont retrouvées des quantités de métaux lourds excédant largement la norme. Selon un rapport de l’Association Legambiente, entre 1950 et 1980 environ 500 tonnes de mercure en provenance de l’usine Cloro-Soda Montedison sont déversées dans la rade avec des effets sur les écosystèmes, et qui sont encore aujourd’hui en cours d’évaluation. Entre la fin des années 1980 et le début des années 1990, la santé des habitants devient également un enjeu. Grâce à l’initiative du Dr Giacinto Franco, qui travaillait à l’hôpital d’Augusta, une première étude concernant la hausse des malformations congénitales chez les nouveau-nés est réalisée. Suivent des études épidémiologiques sur les néoplasies (tumeurs et cancers). À titre d’exemple, entre 1951 et 1955, le cancer était la cause de 8,9 % de l’ensemble des décès. Entre 1976 et 1980, ce chiffre atteint 23,7 % avec une pointe à 29,9 % en 1980. En 1980, donc, dans la zone d’Augusta et Priolo, un décès sur trois était dû au cancer. Les hommes sont plus touchés que les femmes et les néoplasies les plus récurrentes concernent les cancers des poumons et de l’appareil uro-génital. Ces résultats sont consolidés par des études de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) dans les années qui suivent.
Les données du CISAS (pour la plupart encore en cours de publication) constituent le point de départ sur lequel axer l’étude géoculturelle dont il est question dans le projet Sicile Toxique, et la collaboration avec les chercheurs du centre impliqués dans ces travaux sera indispensable.
Comment vit-on dans la zone d'Augusta-Priolo ? Quelles sont les perspectives de la population ? À quel point le chantage au chômage, si le site est fermé, peut encore fonctionner ? Quel rapport existe entre une population et un territoire sacrifié sur l’autel d’une modernisation perverse ? Comment ces personnes se rapportent-elles à leurs espaces et à leurs temporalités de vie ? Comment s’entrelacent le passé, le présent et le futur dans les sites sacrifiés ?
Déroulement du projet et activités prévues
Ruines de Fondaco Nuovo. A.Pinto 2019.
Activités scientifiques
- Journée d’étude « Imaginaires, expériences et esthétiques de l’Anthropocène », organisée par l’Ecole Urbaine de Lyon, qui se déroulera le 28/11/2019 et à l'occasion de laquelle le projet sera présenté.
- Collaboration informelle avec le projet C.I.S.A.S. pour ce qui concerne les diagnostics sur l’état de santé de l’environnement et de la population.
- Participation au colloque Toxic Expertise Fifth Annual Workshop : From Nanjing to Venice: Communities, Labour and Industry in Struggles for Health and Environmental Justice, organisé par les université de Warwick et Ca’Foscari de Venice (mai 2020, reporté à septembre 2020).
- Visite guidée de la zone industrielle pour les participants au stage Autour de l’Etna organisé par l’ENS de Paris (juillet 2021).
- Participation au séminaire de géologie Insegnaci Etna organisé par l’ENS de Paris (octobre 2021).
- Soumission d’un article scientifique en français (mars 2021).
- Soumission d’un article scientifique en italien (automne 2021).
- Préparation d’un ouvrage accompagné d’un travail géo-photographique (en cours).
Activités artistico-culturelles
- Publication de la série photographique « Sacrifice », réalisée par Elena Chernyshova et présentée au festival Visa pour l’Image 2020 de Perpignan.
- Publication d’un article de divulgation sur le National Geographic Italie avec les photographies d’Elena Chernyshova et le texte d’Alfonso Pinto.
- Soutien scientifique au court-métrage d’Angelo Latina et Sebastiano Pistritto Fili di Memorie présenté à Syracuse en juillet 2020.
Projet cinématographique "Fili di Memorie" - Entre migration et pollution.
Voir le descriptif du projet cinématographique
- Collaboration avec le photographe Stefano Schirato pour la réalisation du deuxième volume du long-project Terra Mala (2022).
- Démarrage du tournage du film Toxic Sicily, réalisé par François Xavier Destors et Alfonso Pinto et produit par Elda Productions (France) et Ginko Film (Italie) avec le soutien de la région Hauts-de-France, du MIBAC-CNC, de la région Sicile et de l’Ecole Urbaine de Lyon.
Photo principale : Plage de Priolo, Juillet 2019 ©A.Pinto.